CHAPITRE XIII

Il était le guide une fois de plus. Leur petit père comme ils l’appelaient maintenant. Douce plaisanterie au départ de la part de Cyrille et qui était devenue générale. Sans doute, pensait Koonti qui continuait à se fier à l’instinct sans plus tenter de l’analyser, on tournait en rond dans cette immensité, encore que, sans arrêt, on rencontrât de nouvelles cavernes.

Mais la découverte fortuite de stalactites apportait une preuve formelle aux assertions du sourcier : l’eau existait sur la Lune à l’état naturel.

Et puisqu’il y avait de l’eau, pourquoi pas du feu ?

Depuis longtemps, et bien avant la conquête de l’astre de leurs nuits, les Terriens connaissaient les réactions du cratère Alphonse. En d’autres points des lueurs insolites avaient été détectées, ce qui laissait supposer un feu central.

Un volcan ? Du feu ? Allons donc ! S’il n’y a pas d’air…

Alphonse, pensaient des gens plus astucieux, pouvait fabriquer lui-même son oxygène. Depuis que des bases étaient installées, on étudiait la question mais le cataclysme remettait les conclusions à une date ultérieure.

En attendant, les naufragés du Sygnos avaient cherché à détecter la zone où pouvait exister une nappe phréatique. Logiquement elle ne pouvait se situer qu’AU-DESSUS de cette forêt de stalactites. Eux qui n’avaient pratiquement cessé de s’enfoncer sous le sol lunaire depuis leur arrivée mouvementée avaient donc cherché à remonter. Ce qui les avait égarés dans le labyrinthe décidément plus que complexe dans lequel ils étaient engagés. Encore que Cyrille Wagner, en sa qualité d’homme de science et de technique approuvât l’empirique Koonti. On ne devait pas s’être tellement éloigné du lieu de la chute de l’astronef. Non seulement le sous-sol était sillonné de conduits naturels mais encore les séismes réitérés avaient ouvert d’autres cavernes, pratiqué des gouffres inédits et fortement modifié le plan général qui remontait peut-être à un milliard d’années.

Tout cela était friable, fragile. Les éboulis récents étaient aisément détectables et à plusieurs reprises encore le petit groupe échappa de justesse à l’effondrement de voûtes et de parois.

Ce qui importait c’était de parvenir, en grimpant tant bien que mal, en s’élevant à travers ce dédale aux nombreux niveaux, à se retrouver en surplomb des stalactites, les seules repérées depuis leur randonnée sublunaire.

Ils y réussirent après de longs efforts et de nouvelles haltes. Sans doute eussent-ils fini par désespérer sans l’impulsion que leur insufflait leur petit père, lequel gardait une foi ardente. Il leur disait en riant : foi en son étoile, ce qui permettait de demander à quoi cela pouvait bien correspondre dans le grand bouleversement cosmique dont ils faisaient les frais.

Et cependant, après plusieurs tours-cadran au cours desquels Koonti récidiva dans les soins qu’il leur prodiguait grâce à sa main de plus en plus irradiante, ils finirent par déboucher dans un nouveau domaine encore inexploré.

Les petites lampes effleuraient une surface qui luisait de telle sorte qu’ils n’hésitèrent pas. Et tous se mirent à hurler de joie :

— L’eau ! C’est l’eau !…

Mourad, qui avait des lettres, évoqua le Thalassa de la retraite des dix milles. Mais déjà, tout en se livrant à ces souvenirs historiques et antiques, il se dévêtait promptement, tout comme ses compagnons.

La visibilité eût été bien faible avec leurs moyens. Mais on était plus près de la surface et le séisme avait là aussi fissuré la couche géologique.

Si bien que dans ce lieu cavernicole il filtrait quelque peu des reflets de cette nuit solaire qui régnait maintenant au-dessus de la Lune.

Lumière tamisée, assez vague, mais suffisante cependant pour permettre de se retrouver.

Nus les uns et les autres, ils éprouvaient une joie indicible. Ils avaient fortement souffert de la soif depuis des heures et des heures. Quelques gouttes d’alcool, si elles leur avaient servi de remontant, les avaient plus altérés que rafraîchis. Ils avaient tenu bon en grande partie grâce à ce miracle que constituait la main de Koonti, main définitivement imprégnée d’oradium.

Ils se jetèrent tous à plat ventre au bord de la pièce d’eau, y plongeant le visage et les mains avec délices, lapant presque plus qu’ils ne buvaient, s’étranglant joyeusement de gorgées trop vite ingurgitées. Ils riaient, ils plaisantaient, ils s’envoyaient des claques violentes et échangeaient des baisers passionnés, dans leur enthousiasme qui touchait au délire.

Un autre élément les portait à se réjouir hautement : le fait que depuis un temps bien trop long à leur gré ils avaient oublié tout ce qui touchait à l’hydrothérapie. Le Sygnos en effet depuis l’avarie occasionnée par le choc avec une météorite de grande taille, était privé d’eau. Ils avaient vécu dans la saleté ambiante, dans la puanteur des corps encrassés, dans le suint, dans les plus ignobles immondices. Ensuite il n’avait jamais été question de se laver à la cité gonflable, où ils n’avaient trouvé que quelques molécules de liquide. Aussi, outre le fait de se désaltérer enfin, jouissaient-ils pleinement de pouvoir se livrer aux caresses de l’onde.

Une onde de pureté absolue, que peut-être les pionniers sélénites n’eussent découverte que très longtemps après, et peut-être jamais, sans le cataclysme et le concours de circonstances qui en avaient découlé.

Koonti avait lui aussi connu un instant de vertige heureux. Mais déjà il se reprenait. Plus mûr que ses compagnons, il savourait en douceur cette découverte qui allait leur permettre enfin de s’établir sur une base. On aviserait par la suite mais, au moins pendant un temps, on survivrait.

Lui aussi se laissait aller dans l’eau, d’ailleurs glacée. Une eau vierge, une eau que jamais, sans aucun doute, n’avait souillée la présence humaine.

Une eau qui lui semblait vivante, le purifiait, le décapait de cette gangue infecte attachée à son corps, créant en lui des voluptés inédites.

Et les quatre, ivres de joie, s’amusaient comme de jeunes fous !

Ce n’étaient plus les techniciens de l’espace, les explorateurs de l’univers, les cosmonautes découvreurs d’étoiles et colonisateurs de planètes ignorées. Ils retrouvaient une joie enfantine en ce bain sauveur, ils riaient plus que jamais, jetaient des cris puérils, s’éclaboussaient mutuellement, nageant, plongeant, reparaissant, multipliant les farces, ce qui faisait crier les deux filles que les garçons s’amusaient à submerger quitte à les aider aussitôt à remonter en surface, pour recommencer une minute après.

Et la menue Fathia, et la belle Lynn, plus solide, plus femme faite, s’abandonnaient à ces folies, éclatant de rire à gorge déployée pour finir avec des cris de fausse détresse, de terreur simulée, aux saillies des garçons.

Koonti les regardait, stagnant un peu à l’écart. Il se sentait à la fois très près d’eux par le cœur, et cependant distant par le fait. Des jeux qui n’étaient peut-être pas pour lui et auxquels les autres, l’oubliant dans leur exaltation, ne songeaient pas à le convier.

Il admirait silencieusement, avec un bon sourire, la beauté de Lynn-aux-yeux-violets, contrastant plus que jamais avec le corps plus svelte de Fathia qui semblait toujours sortir à peine de l’adolescence. Seins menus et fermes de l’une, orgueilleux de l’autre, taille fine et hanches puissantes, jambes de gazelle ou de Vénus, elles montraient leur belle tête où se plaquaient les cheveux humides sans parvenir à masquer leurs charmes bien réels. Et le beau Mourad, qui avait même rejeté le pansement désormais inutile de son torse, et Cyrille, assez bel athlète lui aussi, s’harmonisaient parfaitement avec les deux filles.

D’ailleurs, les jeux de gamins évoluaient vers d’autres, plus précis, plus adultes. Certain étranglement dans les voix des deux gars, des rires plus rauques des nageuses qui feignaient d’échapper à leurs atteintes pour mieux se laisser rejoindre et étreindre, tout cela disait assez ce qui allait se parfaire.

Koonti, témoin muet, comprit que sa place n’était plus là.

Il se laissa glisser vers le rivage, y trouva un petit banc sableux sur lequel il s’étendit. La lumière vague auréolait les corps et en raison de l’extrême transparence de l’eau, aucun détail du comportement des nageurs ne pouvait échapper à ses regards.

Fathia se pâmait entre les bras de Cyrille tandis que Mourad emportait la belle Lynn. Et Koonti voyait les corps tournoyer, maintenant étroitement rapprochés en une ronde érotique que l’onde enchâssait d’un léger flou suggestif.

Avant de se jeter à l’eau, les jeunes gens avaient installé, ainsi qu’ils le faisaient au cours des haltes, les couteaux suisses en allumant les petites lampes et en en faisant converger les rayons dans la direction souhaitée.

Ainsi, après avoir vécu tantôt dans l’obscurité totale et tantôt sous cette lumière vaguement rutilante se glissant par les interstices du sol lézardé, ils pouvaient obtenir une amélioration de la visibilité.

En la circonstance ils n’y avaient pas manqué, ce qui engendrait d’aimables halos ajoutant à la translucidité de l’eau.

Si bien que Koonti, maintenant immobile, fasciné presque malgré lui par le spectacle, assistait avec un éclairage digne des plus subtils électriciens de théâtre aux ébats de ses compagnons.

Il voyait la finesse de Fathia et les formes plus pleines de Lynn passer des bras d’un athlète à ceux de son camarade. Les couples ainsi se disjoignaient et se reformaient en changeant de partenaire. Koonti les voyait cabrioler entre deux eaux sans s’éloigner l’un de l’autre, puis reparaître, crevant la surface, où apparaissaient alors deux têtes dont les lèvres se joignaient.

Quand elles étaient immergées, les deux sirènes prenaient un charme particulier grâce aux chevelures qui alors n’étaient plus plaquées disgracieusement, mais s’épandaient autour de leurs épaules et de leurs torses voluptueux comme des lianes vivantes, les auréolant de façon fantastique sous cette lumière bizarre, faite à la fois des rayons du soleil de sang et de ces lucioles plus discrètes mais d’aspect étrange dans le décor à la fois rocheux et aquatique.

Fathia et Cyrille avaient gagné la berge et roulaient sur le sable tandis que Lynn s’abandonnait avec une pseudo-inertie aux brasses de Mourad qui la soutenait en nageant d’une main sans détacher sa bouche de sa compagne.

L’eau froide semblait les stimuler, éveiller sans cesse un nouveau désir et ce tournoi de stupre pouvait se poursuivre encore longtemps.

Koonti ne savait s’il devait se réjouir de les voir ainsi rendre pareil hommage à la vie après tant d’épreuves, tant de traverses. Il n’en éprouvait pas moins une sourde tristesse. Il se leva, s’éloigna, se perdit un instant dans un chaos de stalagmites qui avaient poussé dans une large anfractuosité de la caverne, un peu à l’écart du lac proprement dit.

Il y rêva un bon moment, fut tiré de sa songerie par de petits rires, des soupirs atteignant au râle qui lui parvenaient aux échos de ce monde sublunaire.

Instinctivement, le sourcier fit quelques pas, s’arrêta net.

Devant lui il voyait, de dos, les musculatures nues et solides de Mourad et de Cyrille. Les deux garçons, fraternellement unis par les bras passés autour des épaules l’un de l’autre, paraissaient fascinés par un spectacle.

Koonti s’approcha, à travers les stalagmites, mais ni Mourad ni l’ingénieur ne s’aperçurent de son arrivée, trop actionnés à regarder ce qui les attirait.

Le sourcier avança la tête et vit.

Au bord de l’eau, Fathia s’était allongée, les yeux mi-clos, ses petits seins dressés, des petits seins sur lesquels Lynn-aux-yeux-violets, frémissante de joie charnelle, multipliait les baisers et les caresses, jouant d’elle comme d’une lyre, la lyre de Sapho.

Les garçons, sans doute, se délectaient de cette vision. À un certain moment la main de Cyrille se crispa un peu plus sur l’épaule de Mourad qui tourna la tête vers lui et lui sourit, étrangement remué par la précision de ce contact.

Une seconde après, ils s’étendaient à leur tour dans le décor aux angles échevelés de la caverne, à peine baignés de la clarté diffuse qui glissait sur les corps comme une autre caresse.

Et sans doute à cet instant, Mourad et Cyrille, à l’instar de leurs amies, communièrent-ils un peu plus que fraternellement, emportés par le torrent de volupté qui faisait chanter en eux l’hymne d’une vie recommençante…

Koonti s’éloignait.

Qu’il le voulût ou non, il garderait à jamais en lui l’image de ces quatre êtres jeunes, beaux et sains qui avaient célébré dans un astre autre que celui où ils avaient vu le jour la grande fête païenne de la libération totale.

Il était profondément mélancolique. Ses pensées déferlaient et il pouvait se demander quelle existence serait désormais la sienne. Il se croyait lié à ces cadets qu’il avait arrachés au désastre, au naufrage, au séisme, à une mort certaine mais savait maintenant qu’il avait travaillé non pour lui, mais pour eux.

Il rejoignit le lieu où ils avaient laissé leurs vêtements et disposé les petites lampes des couteaux, qui continuaient à lancer leurs petits halos vers le quatuor voluptueux.

Il se rhabillait quand des ondes inquiétantes l’envahirent.

Koonti fronça le sourcil. Depuis un bon moment, depuis qu’ils avaient atteint ce lieu qu’il avait déjà été convenu d’appeler Thalassa, selon la citation plaisante de Mourad, ils n’avaient plus entendu de voix insolites ni entrevu de clartés suspectes.

Si les quatre jeunes gens, présentement, devaient se soucier bien peu de celui qu’ils se divertissaient à nommer « petit père », ce dernier, averti par son mystérieux instinct, s’inquiéta de ce qu’il percevait.

C’était vague, très imprécis comme toutes ces révélations que médiums et télépathes reçoivent ou d’autres fois croient percevoir. Des ondes, certes, mais des ondes terriblement parasitées et entachées de nombreuses interférences. Il est le plus souvent impossible de situer leur source à la fois dans l’espace et dans le temps. Et cependant, Koonti avait la prescience d’un danger.

Il acheva de s’agrafer, décida d’effectuer une ronde. Dans le mouvement, il remarqua que sa main, sa main droite où l’oradium devait effectuer un travail subtil et désormais indolore, irradiait doucement. Des points plus brillants apparaissaient, marquant les parcelles intimement assimilées à sa chair. Et il pensa qu’il disposait d’un pouvoir exceptionnel. Un pouvoir qui devait lui permettre bien des soulagements envers autrui.

Toutefois, s’arrachant à cette contemplation, il voulut avoir le cœur net quant à cette angoisse qu’il sentait croître en lui sans parvenir à en déterminer la nature ni l’origine.

Il s’éloigna du campement Thalassa, marchant sous les stalactites qui abondaient. Il se sentit crispé et porta la main à sa ceinture.

Le revolaser était là.

Il entendait encore vaguement les gloussements joyeux des membres du joyeux quatuor, mais c’était déjà assez loin de lui. Koonti, plus anxieux que jamais, s’enfonça dans les anfractuosités bourrées de stalagmites bordant la caverne proprement dite et où ni lui ni ses compagnons ne s’étaient encore aventurés.

Un torrent ondionique noir déferla sur lui mais il n’eut pas le temps de réagir.

Le choc avait été violent. Le choc d’un rayon paralysant, émis par un de ces tubes à ondes neutroniques qui avaient la faculté de suspendre le fonctionnement musculaire pendant un temps plus ou moins réglable.

Koonti, à demi lucide mais incapable de faire le moindre mouvement tomba comme une masse.

Des ombres se manifestèrent entre les rocs, s’avancèrent, le soulevèrent.

L’emportèrent loin de la caverne Thalassa où murmurait encore la volupté des naufragés du Sygnos.